mardi 21 juin 2011

Atelier des Vosges

L'atelier où l'on bulle
Télérama n°2506 du 21 janvier 1998
Article écrit par Cécile Maveyraud
 
Ils avaient le blues du créateur solitaire.
Alors ils ont mis en commun leurs idées et leurs planches à dessin. Et ça bouillonne.
 
Lorsqu'en 1974 André Franquin reçoit le premier Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême, Joann Sfar et Christophe Blain s'éclatent encore à la maternelle et Emmanuel Guibert planche sur les divisions avec virgule.
Aujourd'hui, la manifestation fête sa vingt-cinquième édition (du 21 au 25 janvier), et les albumsdes gamins, devenus auteurs de BD, y sont en compétition.
La Fille du professeur, du duo Sfar-Guibert, et La Révolte d'Hop-Frog, desinée par Christophe Blain, concourent dans la catégorie Coup de coeur, réservée aux auteurs ayant publié moins de trois albums.
Plus tard, peut-être seront-ils en lice pour l'Alph'art du meilleur album, du meilleur scénario, ou de la BD d'humour...
Concurrents d'accord, mais copains d'abord, ils partagent le même atelier, place des Vosges, lieu chic et touristique du Paris historique. Cinquante mètres carrés sur cour, au premier étage d'un des deux immeubles de brique restés encrassés par la patine des ans et la pollution.
Un atelier qui n'a rien à voir avec le studio Hergé, où dessinateurs et scénaristes s'activaient au seul profit du créateur de Tintin. Ici, les neuf locataires, dont la moyenne d'âge n'excède pas la trentaine, dessinent et peignent pour eux-mêmes, chacun selon son style et ses envies. Et dès qu'une place se libère, un nouveau venu, qui partage forcément des affinités avec le groupe existant, vient s'installer.
Cinq tables de travail en bas, quatre sur la mezzanine: chacune révèle le caractère de celui qui s'y penche.
... Fouillis sur l'immense planche de Christophe Blain. Rangement clinique chez Emmanuel Guibert. Désordre ordonné du côté de Joann Sfar. Les murs sont parsemés de vieilles illustrations de salle de classe, de croquis, d'esquisses, de factures à régler...
« L'atelier permet de rompre la solitude. J'en avais assez de travailler toute la journée chez moi, explique Christophe Blain. Et puis, venir ici, ça m'a fait chausser des bottes de sept lieues. »
Tous parlent d'émulation. « En fait, on dessine pour épater les copains », glisse Joann Sfar. Ce qui les réunit, c'est la volonté de dépasser les genres traditionnels. Leurs récits ont la couleur du western, du polar, de la science-fiction ou de l'heroic fantasy, mais avec un humour toujours décalé, un rien de poésie, quelques souvenirs personnels et des techniques proches de la peinture.
Les grandes scènes d'action ou les intrigues dans le pur style classique ne sont pas pour eux.« Je suis plus à l'aise quand je fais parler mes personnages de leur égoïsme ou de leur histoires minables » reconnaît Christophe Blain.
Cette nouvelle forme de BD intensifie les situations, donne aux caractères des ressorts psychologiques plus profonds.
Leurs héros ont aussi des faiblesses, des déchirures...
Depuis quatre ans, ces trois fondateurs de l' « Atelier des Vosges » sont inséparables.
Quand l'un d'eux vient à coincer sur un dessin ou sur un dialogue, les autres le sentent. Emmanuel Guibert se souvient de la première fois où Christophe Blain lui a demandé conseil: « Je n'avais aucune expérience de la vie en atelier et je le connaissais à peine. J'ai tenté d'être le plus pertinent possible. Mais sans être sûr de mes remarques. Et que fait Christophe? Il prend sa gomme, son Tipp-Ex et efface tout. »
Les critiques et le regard des autres sont essentiels, d'autant que chacun a ses obsessions. Une mise en scène boiteuse n'échappe pas à Christophe Blain. Une histoire qui manque de jus et Joann Sfar vient à la rescousse. Quant à Emmanuel Guibert, il est toujours soucieux du détail historique. Jeu de la complémentarité, jeu des influences, chacun apporte à l'autre son talent.
« A 11, 12 ans, souvent, les gamins s'arrêtent de dessiner. Nous, on a continué, dit Joann Sfar. On dessine comme on irait dans le bain s'amuser avec des jouets en plastique. » Follement ambitieux et minés par le doute, ils cultivent les paradoxes. « Dès lors que nous avons un projet en tête, nous sommes persuadés de pouvoir le réaliser. Nous avons une confiance illimitée en nos moyens, affirme Emmanuel Guibert. Mais à chaque fois que le crayon se pose sur la feuille, les certitudes s'effondrent. »
Etre auteur de BD, c'est être à la fois metteur en scène, dialoguiste, costumier, éclairagiste, architecte... « C'est le mode d'expression le plus démocratique qui soit, conclut Joann Sfar. Un papier, un crayon, et tu dessines une bataille avec deux cents personnages, ça ne coûte rien. »


 Émile Bravo en plein boulot vu par Emmanuel Guibert.

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