La lettre de Dargaud
n° 26 de novembre-décembre 1995Page 13 : Les têtes de série.
Emile Bravo : Je ne parlerai qu’en présence de mon scénariste !
Le deuxième album des véritables aventures d’Aleksis strogonov
(Kino) sort - enfin – en novembre, aux éditions Dargaud. Un album qui se
singularise par un subtil mélange d’humour (avec une pointe
de cynisme salvateur) et d’aventure (pimentée par un contexte
historique très riche et par un clin d’œil au centenaire du cinéma).
Après avoir – vainement – tenté de convaincre les auteurs de
répondre à des questions traditionnelles, nous nous sommes rendus à
leur exigence : c’est Jean Regnaud, le scénariste, qui pose les
questions à Emile Bravo, le dessinateur…
Messieurs, à vous de jouer…
Jean Regnaud : Es-tu conscient des enjeux que représente cette interview ?
Emile bravo : Oui. Le but, c’est de donner envie aux gens de lire notre album. De l’acheter en tout cas (au prix
ridicule de 78F dans toutes les bonnes librairies).
JR : Je suppose que tu connais toutes les ficelles du genre ?
EB :
C’est simple. Il faut avant tout paraître sympathique. Sûr de soi, sans
être arrogant. Gentil, mais pas
crétin. Et surtout plein d’humour. Et puis, il faut quand même
raconter un peu d’histoire de l’album, suffisamment en tout cas pour
allécher le lecteur…
JR : En évitant le racolage.
EB : Effectivement. Mais il ne faut pas avoir peur de déformer un peu les choses.
JR : Par exemple ?
EB :
Bon. « Kino », c’est en gros l’histoire d’un jeune russe qui, à Berlin,
dans les années 20,
découvre le cinéma, sur fond de nationalisme. Et bien, je dois à
tout prix éviter d’évoquer la dimension politique de l’album.
JR : C’est trop rébarbatif ?
EB :
Oui, ça risque de faire chier tout le monde. Comme de préciser que ça
se passe dans les années 20. Autant
rester dans le flou. Les gens imagineront peut-être que ça se passe
pendant la chute du mur, ce qui est nettement plus porteur.
JR : Remarque, tu n’es pas non plus obligé de parler de Berlin. C’est comme le fait que le héros soit
russe, c’est tellement connoté, ça risque de faire fuir pas mal de monde…
EB :
Exact. Bon, je dirais donc que c’est l’histoire d’un jeune qui fait du
cinéma. Le côté
« cinéma », ça permettra à notre album de se retrouver dans les
vitrines « spécial centenaire », au milieu des bouquins sur les frères
Lumière et de la biographie de Fanny
Ardant
JR : Le centenaire du cinéma, ça s’essouffle un peu, non ?
EB : C’est vrai, il y a un risque. « Kino », c’est donc l’histoire d’un jeune. Un jeune « gansta
rapper » qui découvre Internet à Seattle, sur fond d’extasy.
JR : Dans ce type d’interview, il faut toujours parler du style graphique.
Alors ?
EB : Oui, mais on avait dit pas d’arrogance. Il vaut mieux glisser sur le sujet.
JR : Et le style de l’histoire ? Comment faire comprendre aux gens que notre album est plein
d’humour ?
EB : Je ne sais pas C’est difficile de décrire les gags, ça tomberait un peu à plat. Je peux essayer de sortir
des conneries. Peut-être même une blague. Tiens, celle du mec qui arrive bourré dans un bar, qu’est-ce que tu en penses ?
JR : Elle est géniale, mais bon. Non, un truc qui serait très positif, ce serait plutôt que tu cites
quelqu’un de célèbre qui aime bien ce que l’on fait.
EB : De très célèbre ?
JR : Ou une référence artistique.
EB : Je me sens très proche de Lichtenstein.
JR : Parfait.
Bon, je récapitule. L’histoire, l’humour, les références, tout ça,
c’est OK. Le dernier
point qui à mon avis motivera vraiment l’acte d’achat, c’est ta
personnalité. Tu pourrais peut-être dévoiler les convictions
politiques ?
EB : T’es fou ! Dans la lettre de dargaud ?!
JR : Ou tes problèmes personnels. Ca fait quand même plus de 2 ans que « Biélo », l’album
précédent est paru.
EB : Si c’est pour m’agresser, on arrête tout de suite.
JR : Non, attend, on n’a pas fait la conclusion.
EB : La conclusion, c’est : « les hommes doivent s’entendre parce que la vie sur terre n’est qu’une
courte étape qu’il faut savoir traverser en développant sa conscience ». c’est pas mal, non ?
JR : Euh… T’as pas un truc plus court ?
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