dimanche 27 septembre 2009

Article de JC Loiseau pour télérama du 26 Avril 2008 - Spirou, le journal d'un ingénu

Spirou fête ses 70 ans.

Après le retrait de l'irremplaçable Franquin à la fin des années 1960, nombre de dessinateurs se sont relayés pour faire (sur)vivre le petit groom, avec plus ou moins de bonheur. Émile Bravo, lui, ne se contente pas de broder de nouvelles aventures : il réinvente le juvénile héros en apportant de subtiles réponses à de fondamentales questions qui le taraudaient quand il était enfant. Pourquoi Spirou est-il affublé de ce costume de groom ? D'où vient l'indéfectible amitié qui le lie à Fantasio ?

Dans un flash-back formidablement inventif, Bravo imagine, le temps d'une histoire à la fois limpide et astucieuse, le Spirou d'avant Spirou. C'est un orphelin bruxellois qui travaille comme groom au Moustic Hôtel, pendant l'été 1939. Là, d'étranges complots se trament, où il est question de la guerre qui s'annonce. Il s'y trouve mêlé malgré lui, et un reporter très pot-de-colle nommé Fantasio n'arrangera rien à l'affaire... En dire plus serait éventer la magie de cette relecture très fine et très personnelle qui, pourtant, respecte, avec bonheur, et l'esprit et la lettre de la mythique série.

Maître conteur, véritable sismographe de l'esprit d'enfance, mais d'une enfance qu'il ne prend jamais à la légère, Émile Bravo jongle entre comédie et gravité, avec la même aisance funambule qui lui permet de distiller graphiquement une atmosphère d'époque sur un tempo très moderne. Cet album fera date : il marque la splendide renaissance (sans lendemain ?) d'un personnage qui s'impose, ici mieux que jamais, comme le seul rival sérieux de Tintin à ce jour.

Source : Télérama n° 3041 - 26 avril 2008

Article de Jean-Claude Loiseau

samedi 26 septembre 2009

Article de Pierre Dharréville dans l'humanité du 14 Aout 2008

Spirou, le journal d’un ingénu, d’Émile Bravo. Éditions Dupuis.
Il a l’air un peu nigaud, Spirou, dans son costume de groom désuet. Fantasio, lui, n’a pas besoin de costume pour paraître ridicule.
Il faut remonter un peu dans le temps pour comprendre le destin de ce jeune Belge moyen.
C’est ce que nous propose Émile Bravo, à qui il a été donné d’écrire une aventure du héros phare de la maison Dupuis.

Nous sommes à Bruxelles, en octobre 1939, la guerre menace. Spirou travaille dans un hôtel, et s’occupe d’une bande de gamins dont le passe-temps favori est de jouer au foot sur un terrain vague en se tapant dessus.
Ça chauffe entre le « fils de fasciste rexiste pourri » et le « gros fils de sale communiste »… La politique en culottes courtes. Spirou, complètement à côté de la plaque, a le chic pour les réconcilier : « Et n’oubliez pas : nous sommes tous belges avant tout… » Sauf le fils d’immigré espagnol… Fantasio, piètre reporter people dans un quotidien bruxellois, rôde autour de l’hôtel où nichent une modiste reconnue et son célèbre boxeur d’amant. Y nichent aussi Glaubitz, secrétaire de Ribbentrop, et trois émissaires polonais qui cherchent à éviter la guerre et à sauver leur pays. Voici notre ingénu plongé au cœur de son époque. Sur sa route, une jeune femme de chambre, bien plus dégourdie, pour qui il a le béguin : « Je ne crois pas à l’identité nationale… L’identité nationale, c’est toujours celle du pouvoir en place, et c’est tout ! » 1939 ?

Source :
L'Humanité
Article de Pierre Dharréville

vendredi 25 septembre 2009

Article de Frédéric Potet dans Le Monde du 02 Avril 2009

Ne dites pas à Émile Bravo qu'il est dessinateur de bande dessinée. Parlez de lui comme d'un auteur, d'un écrivain graphique, voire d'un romancier dessinant, mais d'un simple dessinateur, niet ! Le terme est à la fois trop réducteur et trop référencé à ses oreilles. "Désolé, mais la BD ce n'est pas du dessin, explique-t-il. Le dessin n'est que la partie artisanale de ce métier. Savoir dessiner ne suffit pas pour être auteur de BD. Il en est de même en littérature : savoir écrire fait-il de vous un écrivain ?" Peu importe si le propos a un air de déjà-vu.  
Emile Bravo est intarissable sur le sujet, et n'a pas son pareil pour fustiger l'engeance des purs dessinateurs, ceux dont la virtuosité fait s'ébaubir les fans sur les salons. "Ils font tout pour ne pas perdre le pouvoir de fascination qu'ils exercent sur les gens. On se croirait au Moyen Age, quand ceux qui savaient lire et écrire avaient le pouvoir sur les autres."
Ceci posé, Emile Bravo aime dessiner. Il aime autant, si ce n'est plus, écrire. Et pratique tout cela avec un talent que le public et la critique saluent unanimement. Sorti en avril 2008, son Spirou, le journal d'un ingénu (éd. Dupuis) n'a pas quitté les gondoles des librairies, et flirte aujourd'hui avec les 80 000 exemplaires vendus. Un succès qui doit bien sûr beaucoup à la notoriété du personnage emprunté (Spirou) et au bouche-à-oreille dont a bénéficié l'album, mais aussi à la réputation de... dessinateur qui escorte Bravo depuis un certain temps.
L'invité d'honneur du festival BD à Bastia (du 2 au 5 avril) est généralement présenté comme l'un des héritiers les plus doués de la ligne claire franco-belge (trait noir, contours d'épaisseur régulière, couleurs en aplats...). Depuis Yves Chaland, mort dans un accident de voiture en 1990, rarement auteur avait rallié autant de suffrages parmi les inconditionnels de ce langage graphique porté aux nues par Hergé.
Une petite précision, cependant. Plus les années passent, et plus la ligne claire d'Emile Bravo perd de sa clarté. A ses débuts, son pinceau n'avait qu'une idée fixe : réaliser les pleins et déliés les plus parfaits qui soient. L'obsession pouvait le pousser à réaliser l'encrage sur un papier calque posé au-dessus des crayonnés. C'est en côtoyant d'autres auteurs réunis dans un atelier de la place des Vosges au milieu des années 1990 que ce Parisien né en 1964 a commencé à prendre ses distances avec les codes de la ligne claire.
Le contact des Joann Sfar, Emmanuel Guibert et Christophe Blain l'a en quelque sorte affranchi des contraintes existantes : "Quelle liberté ils avaient ! C'est en les voyant faire que j'ai pu me lâcher." La technologie est venue accompagner la mutation. Bravo utilise désormais un feutre pinceau dont il remplit à peine le réservoir, de telle sorte que l'encre crachée par l'ustensile s'étale de manière charbonneuse, faisant ressortir le grain du papier.
Alors, claire ou pas claire, cette damnée ligne ? L'affaire ferait une belle jambe à l'intéressé si celui-ci ne revendiquait pas un certain académisme. "Mon souci est de m'adresser au plus grand nombre de lecteurs. C'est pour cela que j'adopte des codes graphiques connus de tous. Tout le monde a lu au moins un Tintin une fois dans sa vie. Il faut savoir que, pour Hergé, la ligne claire n'a jamais répondu à une définition graphique, mais a toujours été un genre narratif dont la vocation est de mettre le dessin au service de l'histoire." Captiver son lecteur, ne jamais faire baisser son attention : tel serait finalement le seul credo de Bravo. "L'important, chez lui, est vraiment l'efficacité du récit, confirme Benoît Fripiat, son éditeur chez Dupuis. La BD sort actuellement d'une période où les auteurs et les éditeurs se sont beaucoup concentrés sur l'aspect graphique. On avait oublié qu'il fallait aussi raconter des histoires. Le succès d'Emile nous renvoie aujourd'hui à cette évidence."
L'efficacité, donc. Mais le refus de la mièvrerie également. S'il surnage aujourd'hui au milieu de l'abondante production d'albums pour jeunesse, c'est aussi que ce fils de réfugié espagnol (prénommé Emilio) a doté ses personnages d'une épaisseur psychologique peu commune. Grands ou petits, ceux-ci doutent, s'angoissent, tombent amoureux, se posent des questions métaphysiques, développent une conscience politique... Son Spirou est un modèle du genre. L'histoire se déroule en 1939. Encore adolescent, en pleine "révélation de soi", le petit groom est à l'aube d'un traumatisme personnel profond. L'imminence de la guerre s'apprête à le transformer en adulte féru d'humanisme. Présenté ainsi, le scénario peut sembler bien grave pour une BD jeunesse. Tout le contraire, nous démontre sur 63 planches Emile Bravo, dont la référence absolue en la matière est Maus, d'Art Spiegelman. "Un livre qui, tout en nous parlant de l'horreur (la Shoah), est aussi bien lisible par les adultes et les enfants."
Afin de se mettre à hauteur de ses lecteurs les plus jeunes, Spiegelman avait utilisé la technique de l'anthropomorphisation en remplaçant les êtres humains par des souris. Bravo, lui, truffe ses récits de rebondissements et de gags, dans la pure tradition franco-belge, mais aussi par goût pour le divertissement. On n'est pas pour rien fan de Lubitsch et de Monicelli. "Émile passait beaucoup de temps à détendre l'atmosphère à l'atelier des Vosges, se souvient Emmanuel Guibert. Cet humour naturel est aujourd'hui tangible dans son œuvre, tout comme l'ensemble des questions graves qui y apparaissent."
Un grand raconteur, en somme, qui faillit bien ne jamais le devenir. La BD n'a jamais été une vocation chez ce titulaire d'un bac E qui se destinait à embrasser mollement la carrière d'ingénieur. Voyant les dessins qui noircissaient les marges de ses cahiers, un copain lui dit un jour : "Tu devrais faire de la BD." "Je n'y avais jamais pensé", se souvient l'autodidacte. Ses parents ne s'opposeront pas au projet. Surtout pas son père - dessinateur à ses heures - qui lui lisait des albums quand il était petit et riait des passages que lui ne comprenait pas.
Son ambition n'est pas ailleurs aujourd'hui. "Créer de la complicité intergénérationnelle. La BD est un mode d'écriture fait pour les enfants. Je n'arrive pas à me dissocier de cette idée. Je lui attribue les mêmes vertus qu'au conte : apporter le doute chez l'enfant, le préparer à l'âge adulte", développe ce quadra, dont le paradoxe est de ne pas avoir de descendance et de ne pas en souhaiter. "Pour cause d'immaturité", affecte-t-il d'expliquer.
L'album auquel il travaille actuellement est une histoire de Jules, son héros adolescent abandonné en 2006 sur des questions existentielles autour de Dieu et de la paternité. Le suivant sera un Spirou : "Mais à condition que je trouve une bonne idée de scénario. Si je n'ai rien à dire, je ne vais pas ramener ma fraise, non ?" Comme disent les jeunes : c'est clair.

Source : Le Monde

Article de Frédéric Potet dans Le Monde, du 02.04.2009

Article de JC Loiseau pour télérama du 30 Juin 2007 - Ma maman est en Amérique...

Elle est partie depuis pas mal de temps en Amérique, la maman de Jean, et elle a même a ren­contré Buffalo Bill... Cette mère absente est au cœur d'un complot familial et amical destiné à cacher à ce gamin de 6 ans une vérité autrement douloureuse. Jean Regnaud a été ce petit garçon. Il se souvient. Émile Bravo, son ami et son complice (ils ont déjà signé ensemble une remarquable série, Aleksis Strogonov), illustre ces souvenirs. Autour de la jolie supercherie qui explique le titre, ils déroulent un récit bourré d'anecdotes, tissant le quotidien de Jean et de son petit frère. C'est pétillant, touchant, drolatique.
Rien ne pèse mais tout est dit des émotions abruptes et des interrogations confuses de cet âge-là, au fil de courts chapitres évocateurs, mis en scène avec une limpidité inventive par Bravo, un dessinateur qui a toujours eu (voir sa fameuse série Jules) une magnifique connivence avec le monde de l'enfance.

Source : Télérama n°2998 du 30/06/2007
Article de Jean Claude Loiseau

jeudi 24 septembre 2009

Les aventures de Swartz et Totenheimer.... dans Ferraille illustré n°23

Récit complet, sur 2 pages, paru dans le magasine Ferraille illustré n° 23 de Juillet 2003.
Les aventures de deux nazis, Philémon et Franziskus… une parodie de la célèbre bande dessinée Blake et Mortimer.
Pour vous procurer ce magasine...
Super marché Ferraille

Extrait de l’entretien du 28-05-2008 par Klare lijn où Emile Bravo aborde la création de ce mini récit.

Klare Lijn International : Il était bien pourtant question que vous repreniez Blake et Mortimer à un moment avec Joan SFAR ?
Emile Bravo : Oui mais je vais vous expliquer la chose. En fait, Joan et moi, on voyait ce qui était fait et on souhaitait montrer que c’était vain de reprendre ces personnages, que c’était une parodie de l’œuvre de JACOBS. Surtout moi parce que Joan a moins lu Blake et Mortimer quand il était petit. Du coup, on aurait fait un Blake et Mortimer pour montrer en fait qu’il était vain de faire cela. Une sorte de sabordage.

KLI : De sabotage ?

EB
: Oui mais pas vraiment non plus. C’était une histoire superbe. C’était vraiment une façon de dire : « ce sont des personnages qui appartiennent à une époque, qui appartiennent à leur auteur, fichez leur la paix ! ». Aujourd’hui, ils sont trop en décalage par rapport à notre siècle. Encore une fois, c’est l’opéra de papier de JACOBS et c’est tout.

KLI : Et des bandes dessinées parodiques et satiriques dans le ton de
Swartz et Totenheimer, « d’après les personnages d’Adolph HITLER », vous allez en refaire ?

EB : C’était justement pour aller le plus loin possible dans la parodie que je me suis permis de dessiner cette histoire pour le magazine Ferraille.

KLI : Vous aimez ce type de création un peu plus violent que ce que vous faites habituellement ?

EB : Oui, j’aime bien. Pour moi, Swartz et Totenheimer, ce n’est pas gratuit. Je me disais que ce serait drôle si au lieu d’avoir été créés par un belge, Blake et Mortimer l’avaient été par un vrai nazi. Avec Joan, on voulait mettre Blake et Mortimer en conflit parce qu’on sent bien parfois qu’ils n’ont pas vraiment le même point de vue. Dans notre récit, Blake collaborait avec un scientifique nazi juste après la guerre et Mortimer, avec son éthique, n’était pas d’accord. Quand Ferraille m’a sollicité, j’ai pensé à cela en me disant qu’on pouvait aller effectivement beaucoup plus loin en prenant pour postulat que, pour s’entendre entre eux, le scientifique et le militaire devaient être nazis tous les deux. Ensuite l’idée de les faire évoluer dans un camp d’extermination m’est venue tout logiquement.

….
KLI : On ne peut donc pas comparer votre reprise à celles de Blake et Mortimer par exemple.

EB : Cela n’a rien à voir. Pour moi Blake et Mortimer, c’est JACOBS. C’est vraiment une œuvre, des personnages de JACOBS alors que Spirou par FRANQUIN était déjà une reprise. C’est finalement ça la grosse différence. Pour moi reprendre JACOBS, c’est comme reprendre HERGE, cela n’a pas de sens. Je trouve vain de raconter l’avant Blake et Mortimer parce que la seule personne qui aurait pu raconter cela, c’était JACOBS. Ce qui n’est pas le cas pour le personnage de Spirou.


Si vous voulez continuer de lire cette longue interview, allez visiter le site :
Klare lijn international




mardi 22 septembre 2009

Interview d'Emile Bravo par Actes Sud

- C'est quoi être un auteur de bédé ?
En fait, se sentir auteur de bédé c'est quand on décide d'en faire tout simplement. C'est tellement évident, j'ai appris et compris que c'était vraiment un métier en lisant le livre de Numa Sadul et je me suis dit allons-y !. Après le bac, j'ai pris une année sabbatique durant laquelle j'ai fait une bédé de 70 pages, jamais publiée, mais il y a eu une hésitation de la part de Casterman, ce qui était plutôt encourageant. Le simple fait que ce soit accepté par mes parents, le simple fait d'avoir sa table, de prendre sa feuille et de commencer à dessiner etc, m'ont suffit et je me suis fait mon auto-formation, je ne me suis servi de rien, pas de modèle sauf l'histoire que j'avais en tête. Il fallait surtout que ce soit le plus fluide possible. Je la réutiliserai plus tard, quand ça sera mieux digéré. C'était l'histoire d'un gamin qui avait été enrôlé dans les derniers mois de la 2e guerre, le summum du cauchemar pour un môme et je l'ai exorcisé en faisant cette bédé. Un truc dramatique, pas drôle, après quoi j'ai préféré l'humour aux choses sinistres.

- Votre premier livre publié ? :
C'est L'Ivoire, aux éditions Magic Strip, dans la collection Atomium, déjà avec Jean Regnaud, on s'est dit : Allez amusons-nous, faisons un truc drôle. Il y a donc eu cette proposition pour une histoire de trente pages. En visionnant plusieurs numéros de cette collection, j'ai constaté qu'en règle générale, les trente pages étaient rarement bien utilisées, car sur un petit format, peu de pages, on se dit qu'on ne peut pas raconter grand chose, du coup la collection Atomium était quelque chose de très graphique, au parti pris esthétique et je me suis dit : non, racontons, faisons du texte. J'ai toujours aimé les gens qui font du 4 bandes, les bédés 3 bandes, j'ai souvent pensé que c'était de la fainéantise, 46 pages 3 bandes, je ne vois pas ce qu'on peut raconter… 

- Et la réception ?
Un succès commercial impossible parce que c'était une toute petite maison et un tirage à 1500 exemplaires, mais un vrai succès d'estime dès la sortie. Ça restait de la bédé traditionnelle et j'ai été assimilé à l'École Challand -qui venait de mourir et à qui il fallait peut-être trouver un successeur-- mais mon but n'était pas de reproduire ce qu'il faisait. Ce qui m'intéressait, c'était l'esthétique de son trait, propre à ces années 40/50, très beau, très souple -d'ailleurs avec Jules j'y reviens- le dessin de l'époque avec l'esprit d'aujourd'hui. Un décalage au vitriol qui souligne nos pires côtés avec un dessin d'une grande naïveté. Le Cimetière des Éléphants où il parle de colonialisme est très drôle, avec ce dessin innocent à la Hergé, accompagné de textes abominables, d'un racisme horrible, c'est Tintin au Congo dans les années 80, on en rajoute. Le jeune Albert est une œuvre majeure dans la bédé, la plus philosophique et la plus noire que j'ai jamais lue, les gens qui ont aimé Challand ne l'oublient pas. Avec toujours ce trait naïf des années 50 à la Franquin et des idées terrifiantes sur soi. Ces paradoxes-là posent des questions et c'est ce qui m'a paru intéressant. Cette clarté dans le dessin, le côté clair dans le sens épuré, mais aussi dans le sens propre, très propre, avec derrière une crasse monstrueuse. Ça m'a stimulé, je me suis dit qu'il fallait continuer à perturber avec cette idée qu'avait lancée Challand. Mais c'est quand même quelque chose d'assez impersonnel, c'est l'esprit de quelqu'un qu'on reprend. Puis en faisant la rencontre de gens comme Christophe Blain, on voit avec quelle liberté ils travaillent et on se dit, voilà !
Cette école populaire de la bédé, des années trente à cinquante, a été complètement reniée quand la bédé a grandi, a fait sa crise d'adolescence. Tout est devenu grossier, exagéré dans les traits, c'est devenu du gros nez, quand on voit les personnages de Walttéry ou même de Franquin, ça dégénère, ça se laisse aller… Au départ, il y avait une super élégance, comme dans le trait d'Hergé. Mais il y a une évolution normale, le trait se lâche, éclate, ça devient presque grotesque comme un discours d'ado. On a laissé tomber la pureté du départ et je trouve bien d'y revenir. Ça m'est venu naturellement, et ça me semblait être un dessin super accessible, fédérateur, lisible des grands comme des plus petits. En épurant toutes les lignes, on va à l'essentiel, si on va à l'essentiel, on va à l'histoire. On ne se perd pas dans des détails, des décors trop fouillés, chaque dessin doit être au service de l'histoire, ce qui veut dire que les personnages faisant l'histoire sont souvent présents, et le décor est là uniquement quand il faut. Le décor n'apporte pas plus de réalisme, puisqu'on est dans l'histoire… j'aimais bien ce trait-là et je l'ai donc adopté. Tout ça pour dire que si je suis revenu à un truc simple -au départ, je me suis lancé dans la ligne claire beaucoup plus esthétisante, plus graphique emblématique des années 80-- c'est que je me sentais prisonnier de ce style et que j'ai rencontré des gens libres (Sfarr, Trondheim, Blain). Et auparavant il y a eu un grand choc dans ma vie, c'est Maus d'Art Spiegelman. C'est pour moi de la pure ligne claire, le texte et le dessin, tout va à l'essentiel.

- Peut-on en deux mots définir la ligne claire :
C'est un dessin au service d'un texte, un texte au service d'un dessin avec une fluidité et une lisibilité du début à la fin de l'histoire, où rien n'est gratuit. Pour moi Pratt, c'est un écrivain, un dessinateur écrivain, je le compare souvent à Kessel, plein d'aventures, de vrais personnages. Il s'est servi de façon fantastique de la bédé pour faire passer son truc. Puis il y a eu Spiegelman, et j'ai compris que c'est un mode d'expression à part entière. Quand on lit Les Passagers du vent ado, c'est une étape, mais aujourd'hui c'est illisible. Ça correspond à un éveil, mais ce n'est pas de la bédé adulte, où l'on sent le monde intérieur très riche des auteurs. L'auto-fiction, c'est un mélange d'eux et du monde. Savoir où l'on en est philosophiquement et psychologiquement. On a beaucoup de choses à partager, ma définition de la culture c'est le partage, l'échange, qui vient du fond de nous-mêmes. Mais il faut faire attention à ne pas trop se livrer tout de même, mieux vaut digérer le tout avant que ça sorte. J'ai l'impression de faire des œuvres autobiographiques, mais digérées, analysées. Forme d'expression toute simple, la spontanéité c'est aussi ne pas chercher à transformer nos émotions comme le font beaucoup de scénaristes professionnels, pas assez introspectifs. Les personnages, c'est nous, ils sont partout à longueur de journée, pas besoin de marginaux déjantés, il faut aller chercher au fond de nous-mêmes, on a tous mille personnalités, tous un peu schizo, s'est bon de se laisser aller à la folie de temps en temps, bon voilà il suffit de puiser en soi-même la folie, la méchanceté, celles qui nous font peur pour les exorciser. Il y a beaucoup de naïveté chez les gens de bédé, qui se pensent éthiquement parfaits, mais on a toujours des côtés hyper tordus. On a toute la gamme de l'humanité en nous. Les personnages de bédé existent tous dans la mesure où ce sont leurs auteurs, ou des traits de caractère qu'ils ont puisés chez les autres.
Tout est digestion dans la création. Ce qui fait la différence entre la bédé de création et la bédé de production pure.

- Vous avez essayé d'autres modes d'expression ?
En me lançant adolescent, je pensais faire un jour un truc perso, sérieux. Par ce biais, je pensais à l'enfance, qu'est-ce qu'on leur donne à lire ? Les enfants d'aujourd'hui lisent la même chose que leurs arrières grands-parents, en ce sens la bédé familiale est fédératrice, il y a différents degrés de lecture qui développent la sensibilité des enfants en voyant leurs parents rire et les adultes s'accrochent à ça. Il y a des choses qui me paraissent encore aujourd'hui mystérieuses et je garde ce moyen d'expression pour découvrir quel est ce mystère que je ne comprenais pas étant enfant. L'enfant fait travailler son cerveau en créant une dynamique, un mouvement entre plusieurs cases. Il y a aujourd'hui le phénomène Titeuf, où c'est du gag, mais il n'y a pas de recul, on reste enfant. À côté de ça, il n'y a plus de grandes aventures, peut-être Denis Lapierre, trop basé sur la bédé, c'est l'histoire d'un gamin qui vit des aventures à travers la bédé qu'il lit, d'où un univers qui se mord la queue. Jules vient de tout ça, en repensant à ma fascination pour les sciences, ma passion pour l'astronomie, j'ai découvert que l'on est fait de matière venant du fin fond de l'univers, qui a été façonnée dans des géantes rouges et je me dis pourquoi les gens ne savent pas ça, les conflits générés aujourd'hui sont dus au fait que l'on ne sait pas qui l'on est, on a un savoir commun atomique et moléculaire, d'où l'idée qu'on puisse relativiser, plus de nations, ça fédère. L'art doit fédérer, on fait passer une émotion, on s'identifie. Au départ, la bédé a été créée pour les enfants, donc il faut revenir à ça, s'en servir pour éduquer, mais éduquer ce n'est pas faire la morale, c'est montrer les bases du savoir, poser des problèmes, questionner, continuer à raconter aux enfants des histoires, en rire et se questionner. Les autres deviennent des entités, c'est déclencher le plus tôt possible la crise existentielle que l'on connaît tous.

- Pourtant vous abordez des thèmes très sérieux… Qui parle aujourd'hui du monde tel qu'il est ? N'y a-il pas moins de pression et de censure en bédé ?
C'est possible parce que la bédé n'est pas prise au sérieux ! Marjane Satrapi a compris tout de suite la force du support. Elle s'est sentie plus libre en faisant de la bédé plutôt qu'un film ou un livre, même avec la peur au début de voir tomber sur elle une fatwa, puisqu'il s'agissait de sa vie personnelle. Mais je lui ai dit qu'elle n'avait pas à s'inquiéter, que c'était de la bédé, juste de la bédé … !

- Les thèmes que vous abordez, la mort…
C'est essentiel, la mort cellulaire programmée c'est énorme, mais qui sait exactement ce que c'est. De quoi suis-je fait, pourquoi je vais mourir, arriver à comprendre que l'entité particulière est prête à mourir pour la totalité…Ce qui m'énerve c'est que le monde des sciences est dénigré aujourd'hui, le côté mécanique est méprisé par les gens d'esprit, c'est toujours le même souci d'éducation pour moi dans la bédé, la relativité, le clonage, la préhistoire… On peut toucher les enfants, les sensibiliser très jeunes, ils ont soif de tout ça.
- C'est presque de la bédé métaphysique, votre programme…
Oui, mais pas tant que ça finalement. C'est d'abord de la réalité, ensuite on part sur la bédé, donc on peut se permettre toutes les fantaisies, en me basant sur une réalité qu'il est important de divulguer. La bédé a été créée pour les enfants au départ, il y a des sujets fantastiques, la science, savoir qui on est, où on va, c'est quand même une sacrée aventure…Les enfants se souviennent de choses qui les marquent, les adolescents moins, mieux vaut parler à des enfants, concentrons-nous sur l'enfance puisqu'elle est en prise directe avec le monde adulte.

- Vos bédés sont-elles de l'auto-fiction ?
Ah mais c'est moi quelque part ! En tout cas, c'est toujours lié à mon enfance, les situations sont transposables dans ma propre enfance, il faut que ce soit plausible pour moi, il faut que j'y crois, je me mets dans la peau d'un môme de 12/13 ans. Mes personnages sont des synthèses de gens que j'aurais aimé connaître, c'est aussi jouer, pas simplement inventer.

- Comment s'est passée la rencontre avec Blain, Sfar etc ?
C'est incroyable, on est arrivé à l'atelier Nawak (Trondheim, D.Bauchard) quasiment ensemble, une place se libérait pour moi, Christophe Blain était à peine en train de s'installer, Joan Sfar arriverait 3 semaines après et Emmanuel Guibert au bout d'un 1 an. En découvrant Les Carnets d'un matelot de Christophe, les croquis sur son année de service militaire passé dans la marine dont il a fait un livre superbe, je me suis dit : voilà comment j'aurais aimé dessiner si je savais dessiner. Puis Joann est arrivé avec sa liberté d'expression et je me suis dit qu'il fallait se lâcher, se libérer d'un graphisme que j'avais adopté, qui me venait de ma formation maquettiste-illustrateur, la ligne claire se vendant bien en illustration dans les années 80.
J'ai compris que la bédé ce n'était pas le graphisme, c'est tout autre chose, c'est l'histoire. Il faut que le dessin se libère pour être réellement au service de l'histoire.
Ensuite, il y a eu une symbiose qui s'est créé au sein de l'Atelier entre ces deux écoles, celle de Joann et la mienne. J'ai un passé cartésien, je viens du technique et chez moi on sent un catholicisme latent, les choses sont judéo-chrétiennes, il faut que ce soit carré. Je lui (Joann) ai vendu le fait de construire une histoire, même s'il ne l'adopte pas du tout, mais mon truc à moi c'est très structuré, rien n'est laissé au hasard, si l'histoire n'est pas finie, je ne me lance pas dans le dessin. Comme je vous le disais ça sort, le dessin est là, ensuite je taille dedans, c'est souvent très fluide, mais dans la structure il faut que ça tombe pile-poil. Ce sont des rouages, des petits mécanismes, il faut que ça fonctionne de la 1e à la dernière case et c'est un travail d'horloger en amont. Mais qui ne m'empêche pas de m'exprimer. En fait dans les dialogues, mon processus de création est assez simple, je me lance, je joue, je me mets en situation, mais dans le fil conducteur de la structure, je fonctionne avec un chemin de fer. Néanmoins le résultat final est le même, soit on le prépare instinctivement dès le départ, soit on le construit. Mais pas laborieusement attention ! Je n'aime pas le travail laborieux. Il faut se faire plaisir avant tout.
En se retrouvant en atelier, chacun avait sa vision, mais finalement tout se complétait. On voulait tous dire la même chose, s'exprimer et communiquer des choses aux gens. Les nouveaux qui arrivent -je pense notamment à Riad Sattouf- étaient coincés dans l'univers sclérosé de la bédé, c'est-à-dire une bédé de commande avec un scénariste-producteur, un style réaliste, des cadrages cinématographiques etc… Riad est la première personne qui a su romancer, raconter son époque, c'est un auteur contemporain qui ne tombe pas dans le consensuel. On sent le chaos de notre société dans les bédés de Riad. Voilà un auteur ! Quelqu'un qui parle de son monde, et qui le connaît bien son monde. Ça a tout de suite collé avec ces gens. Ça s'est fait naturellement.
Marjane a récupéré l'atelier des Vosges (anciennement l'Atelier Nawak ndlr) et voilà aussi un phénomène intéressant.

Avec Cizo et Winshluss, ils ont repris le magazine Ferraille (crée par Les Requins marteaux), dont le personnage, M. Ferraille, dénonce la société de consommation, et les dérives d'une bédé qui devient un empire commercial. Ils vont jusqu'au bout, par exemple ils ne veulent pas se faire éditer par de grandes maisons. Ils ont créé une expo d'art contemporain, Le Supermarché Ferraille, où tous les produits sont détournés via la bédé, on consomme en se marrant quoi ! C'est un concept détonant, super interactif et qui engendre un questionnement sur nous-mêmes. On a crée cette expo dans le monde de la bédé et pas dans le monde de l'art et on en est fiers… Il y a beaucoup d'autodérision dans le monde bédé, d'ailleurs comment peut-on faire de la bédé et se prendre au sérieux !

- Le paysage éditorial vu par Emile Bravo ?
Sinistré ! À part quelques productions, une nouvelle école, qui apportent l'ère adulte (alors que la plupart des bédé reste du domaine de l'adolescence). Une bédé c'est avant tout une histoire évidemment liée au dessin, mais il faut avoir des choses à dire. La bédé est plus proche du monde littéraire que du monde graphique (peinture, illustration…). Il y a beaucoup de productions qui ne sont pas réellement de la bédé, parce que la bédé porte en elle cette idée de fluidité, d'indissociabilité entre le texte et le dessin. Le marché se porte bien grâce à des productions comme 13, Largo Winch (story board de cinéma, télé feuilletons), j'ai des doutes quant à la noblesse de ce métier. On est tombé bien bas, mais je suis certain que la bédé puise son lectorat dans un ghetto de gens, et ça m'attriste. En resituant la bédé et l'enfance, je place mon ambition, il faut prouver aux parents qu'on a des choses intéressantes, drôles et éducatives à leur offrir et à partager avec leurs enfants. Il faut se concentrer là-dessus, un dessinateur de bédé se doit de se pencher sur l'enfance.
On parle de bédé adulte, alors que ça n'existe pas, c'est de la bédé pour adolescent, la véritable bédé adulte est lisible pour les enfants. Maus est lisible par un enfant, c'est une certaine forme de violence, mais assez prude à travers l'animalisation, qui apporte une petite distance par rapport à l'intolérable.

- L'Association pour vous, ça représente quoi ?
C'est une maison d'édition vraiment nécessaire, à une période où la bédé underground n'avait vraiment pas sa place au milieu de très grosses productions. Ça a eu un succès rapide, relatif mais rapide. Mais elle s'est trop vite radicalisée, en prenant le contre-pied des grandes maisons et générant ces deux opposés, mais il me semble qu'au milieu il y avait de la place pour autre chose, revenir à ce qui nous touche quand on était enfant, un langage simple et spontané. D'où la nouvelle école Sfar, Blutch, Guibert, Satrapi… Qui a comblé ce vide. Des gens se battent pour faire connaître la nouvelle bédé, mais les gens sont habitués à certains codes et ne savent plus lire autre chose. Il y a une éducation au dessin qui s'est perdue. J'ai du mal à croire qu'on pourrait recréer aujourd'hui un journal comme Pilote à l'époque, phénomène social de la fin des années 60, parce qu'aujourd'hui il ne se passe rien, il faudrait qu'il se passe quelque chose de global et la bédé à elle seule ne peut pas grand-chose. Et je ne suis pas sûr qu'il y ait de la place pour un magazine bédé ? Jules est pré publié dans Okapi, journal familial et ça me convient parfaitement.
Il faut se concentrer sur le livre, qui ne mourra pas, jamais. Le papier, c'est essentiel, la bédé c'est du livre et elle se développera ainsi plutôt qu'en magazine.

Pour lire l'interview, allez visiter le site Positions, la revue en ligne d'Actes Sud  
Propos recueillis par Thomas Gabison et Michel Parfenov

lundi 21 septembre 2009

Les frères Ben Qutuz à Frustration Land.... dans Ferraille illustré n°26

Récit complet, de 10 pages, paru dans le magasine Ferraille illustré n° 26 de Janvier 2005.
C’est une histoire sans parole où le texte est remplacé à l’intérieure des bulles par des rébus, facilement compréhensible.

Bien qu’il ne soit pas mentionné de lieu, on arrive quand même à localiser facilement l’histoire.
Quelque part dans la bande de Gaza, le duel entre les israéliens et les palestiniens se disputant l’occupation du terrain…
L’histoire dramatique de deux frères pris dans un combat qui n’est pas le leur, contraint d’y participer bien malgré eux et où l’issu leur sera fatale.
Émile Bravo, grâce à la magie du dessin, a su en quelques pages nous faire vivre le quotidien de ces gens…
N’hésitez pas à vous procurer ce magasine qui recèle pas mal d'autres petites pépites... Super marché Ferraille