L'atelier où l'on bulle
Télérama n°2506 du 21 janvier 1998
Article écrit par Cécile Maveyraud
Ils avaient le blues du créateur solitaire.
Alors ils ont mis en commun leurs idées et leurs planches à dessin. Et ça bouillonne.
Lorsqu'en
1974 André Franquin reçoit le premier Grand Prix du Festival
international de la bande dessinée
d'Angoulême, Joann Sfar et Christophe Blain s'éclatent encore à la
maternelle et Emmanuel Guibert planche sur les divisions avec virgule.
Aujourd'hui, la manifestation fête sa vingt-cinquième édition (du 21 au 25 janvier), et les albumsdes
gamins, devenus auteurs de BD, y sont en compétition.
La Fille du professeur, du duo Sfar-Guibert, et La Révolte d'Hop-Frog, desinée par
Christophe Blain, concourent dans la catégorie Coup de coeur, réservée aux auteurs ayant publié moins de trois albums.
Plus tard, peut-être seront-ils en lice pour l'Alph'art du meilleur album, du meilleur scénario, ou de la
BD d'humour...
Concurrents
d'accord, mais copains d'abord, ils partagent le même atelier, place
des Vosges, lieu chic et
touristique du Paris historique. Cinquante mètres carrés sur cour,
au premier étage d'un des deux immeubles de brique restés encrassés par
la patine des ans et la pollution.
Un
atelier qui n'a rien à voir avec le studio Hergé, où dessinateurs et
scénaristes s'activaient au seul
profit du créateur de Tintin. Ici, les neuf locataires, dont la
moyenne d'âge n'excède pas la trentaine, dessinent et peignent pour
eux-mêmes, chacun selon son style et ses envies. Et dès qu'une
place se libère, un nouveau venu, qui partage forcément des
affinités avec le groupe existant, vient s'installer.
Cinq tables de travail en bas, quatre sur la mezzanine: chacune révèle le caractère de celui qui s'y
penche.
...
Fouillis sur l'immense planche de Christophe Blain. Rangement clinique
chez Emmanuel Guibert. Désordre
ordonné du côté de Joann Sfar. Les murs sont parsemés de vieilles
illustrations de salle de classe, de croquis, d'esquisses, de factures à
régler...
« L'atelier permet de rompre la solitude. J'en avais assez de travailler toute la journée chez
moi, explique Christophe Blain. Et puis, venir ici, ça m'a fait chausser des bottes de sept lieues. »
Tous
parlent d'émulation. « En fait, on dessine pour épater les copains »,
glisse Joann Sfar. Ce
qui les réunit, c'est la volonté de dépasser les genres
traditionnels. Leurs récits ont la couleur du western, du polar, de la
science-fiction ou de l'heroic fantasy, mais avec un humour toujours
décalé, un rien de poésie, quelques souvenirs personnels et des
techniques proches de la peinture.
Les grandes scènes d'action ou les intrigues dans le pur style classique ne sont pas pour eux.« Je
suis plus à l'aise quand je fais parler mes personnages de leur égoïsme ou de leur histoires minables » reconnaît Christophe Blain.
Cette nouvelle forme de BD intensifie les situations, donne aux caractères des ressorts psychologiques plus
profonds.
Leurs héros ont aussi des faiblesses, des déchirures...
Depuis quatre ans, ces trois fondateurs de l' « Atelier des Vosges » sont
inséparables.
Quand l'un d'eux vient à coincer sur un dessin ou sur un dialogue, les autres le sentent. Emmanuel Guibert
se souvient de la première fois où Christophe Blain lui a demandé conseil: « Je
n'avais aucune expérience de la vie en atelier et je le connaissais à
peine. J'ai tenté d'être le plus
pertinent possible. Mais sans être sûr de mes remarques. Et que fait
Christophe? Il prend sa gomme, son Tipp-Ex et efface tout. »
Les
critiques et le regard des autres sont essentiels, d'autant que chacun a
ses obsessions. Une mise en
scène boiteuse n'échappe pas à Christophe Blain. Une histoire qui
manque de jus et Joann Sfar vient à la rescousse. Quant à Emmanuel
Guibert, il est toujours soucieux du détail historique. Jeu de
la complémentarité, jeu des influences, chacun apporte à l'autre son
talent.
« A 11, 12 ans, souvent, les gamins s'arrêtent de dessiner. Nous, on a continué, dit Joann Sfar.
On dessine comme on irait dans le bain s'amuser avec des jouets en plastique. » Follement ambitieux et minés par le doute, ils cultivent les paradoxes. « Dès lors que nous
avons un projet en tête, nous sommes persuadés de pouvoir le réaliser. Nous avons une confiance illimitée en nos moyens, affirme Emmanuel Guibert. Mais à chaque fois que le crayon se
pose sur la feuille, les certitudes s'effondrent. »
Etre auteur de BD, c'est être à la fois metteur en scène, dialoguiste, costumier, éclairagiste,
architecte... « C'est le mode d'expression le plus démocratique qui soit, conclut Joann Sfar. Un papier, un crayon, et tu dessines une bataille avec deux cents personnages, ça
ne coûte rien. »
Émile Bravo en plein boulot vu par
Emmanuel Guibert.