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vendredi 27 novembre 2009

Témoignage de Joann Sfar sur "le petit monde de Joann Sfar''

Nouvelles du 11 mai 2009
Source: Le petit monde de Joann Sfar


Cher site internet, les nazis c'est sympa?

Oui, il faut se demander ça. Quel usage fait-on de l'uniforme nazi, de la croix gammée, de cette réalité qui tend à devenir folklore, imagerie, où va-t-on avec ça?

Bien entendu, ça a commencé dans les récits populaires américains de l'après guerre. On a compris qu'on tenait là un symbole de détestation assez fort. Bien vite remplacé par les communistes.

Quand j'étais enfant, ce plaisir de casser du nazi est revenu, au second degré, dans les films d' Indiana Jones. On sentait déjà là-dedans une certaine nostalgie. On voit bien cette madeleine de Proust que constituait l'uniforme SS. Ca rappelait une époque prétenduement simple où il était facile de différencier le gentil du méchant. Après les westerns type Little Big Man dans lesquels on n'avait plus le droit de cogner sur les indiens, ouf, on retrouvait de vrais méchants caricaturaux. Et à force d'Indiana Jones, on voit bien comment la réalité nazie existe moins. On voit bien comment tout ça devient du rocky horror picture show.

Plus récemment, c'est mon copain Mignola qui remet le couvert. Et pour finir OSS 117. Ca me va. ca ne me dérange pas. On apprendra donc à faire la différence entre le vrai nazi qui fait peur et le nazi de fiction qui permet de revenir à un monde simple où l'on peut se dire qu'on est dans le camp des gentils. on remarquera que le nazi exhutoire, celui d'Indiana Jones ou de Hellboy ou de OSS 117 n'est jamais impliqué dans des atrocités. Quand les nazis de OSS117 numéro 2 attrapent un agent du Mossad en mini jupe, ils n'en font aucun cas. Ce sont des nazis pour rire. J'imagine qu'il en ira de même des nazis d'Inglorious Bastards de Tarantino qui sortira dans quelques mois. Qu'ils soient écrits au second, au troisième ou au huitième degré, ces récits ont un point commun: ils ne parlent jamais du nazisme. Du coup ils me font rire. Et je vais volontiers casser du nazi bras dessus bras dessous avec Cap'tain America, Indiana Jones, Hellboy ou OSS 117.

Parfois, c'est différent. Quand Kirby dessine Cap'tain America, il fait état de sa frustration, de ses larmes. Il est aux USA, il est juif et il sait que ses correligionnaires se font massacrer en Europe. Il ne peut rien faire alors il invente des surhommes. Michael Chabon et d'autres ont raconté cette tragédie. On voit de quoi il est question. Mais les nazis de Kirby ne sont pas de vrais nazis. C'est le fantasme d'un enfant du Bronx, comme dans Radio Days de Woody Allen, comme dans les souvenirs de Will Eisner. Bizarrement, même dans Maus de Spiegelman, les nazis sont loin. Parce qu'ils viennent à travers le témoignage d'un père, âgé, parce qu'ils appartiennent déjà à un monde mort, parce qu'un océan et cinquante ans nous séparent d'eux.

Est-ce que j'ai déjà lu des bandes dessinées qui parlent de vrais nazis? Oui. La Bête est morte de Calvo. Les pionniers de l'Espérance par Poïvet. Et surtout les trois mousquetaires du maquis par Marijac. Pourquoi je vais déterrer Marijac ? Parce que voilà une vraie bande dessinée de résistant. Ce que rêvaient de faire Kirby ou Kavalier and Klay, c'était le quotidien de Marijac: faire le coup de poing. Croiser des patrouilles et les éviter, se colleter la réalité d'un monde absurde où le pays natal est devenu la négation de lui-même. Puis pratiquer la bande dessinée à la fois pour dire sa haîne de l'envahisseur et pour faire oeuvre de propagande. ce qui m'intéresse dans ces bandes dessinées faites par des résistants, celles qu'on a pu trouver à la libération dans Coq Hardi, c'est qu'on y trouve à la fois le fantasme, l'exhutoire, mais aussi des bouts de réel. On voit bien que la grossièreté, la violence et l'outrance avec laquelle Calvo ou Marijac s'en prennent aux nazis, ça vient directement des maquis, du réel, on voit bien qu'ils en ont bavé et qu'ils n'ont pas le temps d'être subtils. ils n'ont pas non plus le temps d'être intelligents ou de se montrer mesurés. les mousquetaires de Calvo sont des frères jumeaux des pieds nickelés, de Dartagnan et de Popeye. Ils arpentent le métro parisien et filent des coups de poings à tout ce qui porte un uniforme vert de gris. Ils sont de la famille d'Asterix. C'est là que je voulais en venir depuis le début. Asterix me semble être l'enfant légitime de Calvo et de Marijac. A force de répéter que toute la bande dessinée américaine de super héros est née en réaction au nazisme, on oublie de mettre en avant cette tradition très française: la bd de résistants. Peut-être que Rahan relève aussi de ça.

Je crois que le PIF de mon enfance était encore imprégné de ça. Je ne sais pas qui m'avait offert les albums de Marijac. mais quand j'étais petit on trouvait encore les Trois Mousquetaires du Maquis. J'adorais ça. J'ai relu. je les aime autant que quand j'étais petit.

Pourquoi je parle de ça? Parce qu'en moins d'un an j'ai vu paraître deux bandes dessinées de résistants. Spirou et Spirou. Celui d'Emile Bravo et celui de Yann et Olivier Schwartz.

Deux livres jumeaux, passionnants et complexes. pour une fois que deux albums récents sont assez bien écrits pour qu'on les décortique, pour qu'on essaie de voir ce qu'ils veulent nous dire. pour une fois que des livres offrent un dialogue aussi limpide avec le passé, jetez-vous dessus. ces deux livres se répondent. Tout d'abord parce qu'au début il y a eu Yann et Chaland. parce que tout le monde a rêvé du Spirou qu'ils auraient dû faire. Parce que cette frustration n'est sans doute pas étrangère au projet d'Emile. Parce que l'album d'Emile a sans doute aidé Yann à aboutir son vieux rêve. Oui c'est assez complexe et pervers pour qu'on fouille là-dedans.
Qui est Emile Bravo?

Qui est Yann?

Tout ça m'amuse assez pour que j'oublie qu'Emile est un proche et pour que je prenne au sérieux son travail. Tout ça m'amuse assez pour que je lise sérieusement le livre de Yann. Qu'est-ce qu'ils veulent nous dire?
Emile est un auteur profondément moderne. il utilise la grammaire des bandes dessinées classiques pour être entendu. Il reprend des personnages simplistes et leur colle de vrais sentiments, les met dans une situation insupportable, il nous prend aux tripes l'air de dire: qu'est ce qu'il va lui arriver à ton prince de Lu si je le mets dans le vrai monde. Il a beau s'en défendre et jouer les punks, l'humanisme transpire à chaque case. Chez Bravo il n'y a pas de méchants et de gentils mais juste un ramassis de pauvres types, des cons comme dans To Be or Not To Be de Lubitsch. Il n'y a rien de moche dans le crâne d'Emile Bravo. Il part du principe que tous les êtres humains sont dans la merde. il regarde avec ironie des mécanismes. Il laisse faire ses personnages. Est-ce qu'il fait la morale? Oui, bien entendu. Pourquoi pas? Il ne dit pas "oh, c'est pas bien", il montre la bêtise à l'oeuvre. Manifestement, pour Emile, la Belgique est un concentré d'Europe. Manifestement pour lui c'est un beau symbole, coincée entre beaucoup de forces antagonistes, livrée à elle-même, sans importance peut-être. Il y a du Diderot chez Emile Bravo. Mais tout ça est d'une telle limpidité que je n'aurais jamais écrit sur ce sujet s'il n'y avait eu "le groom vert de gris".
Yann c'est très différent. Depuis vingt ans Yann essaie de faire croire qu'il est cynique, qu'il est potache, qu'il est un vilain garçon. Et voilà qu'il nous sort un album de Marijac! Oubliez Spirou, il n'a rien à faire là-dedans. oubliez les références constantes à l'univers de Tintin, ça n'est pas le sujet. Le sujet, mais je ne sais pas si c'est conscient, c'est un retour, presque une décalque, un regard, disons, vers la bande dessinée de résistance. Les rencontres entre Spirou, Fantasio et les patrouilles SS. La façon désinvolte et vacharde avec laquelle ils brûlent ou aspergent de peinture des nazis, c'est Marijac. Yann s'est tellement documenté, il a tellement baigné là-dedans, qu'il arrive à reproduire à l'identique l'esprit vachard (et bête, mais que j'adore ça) de Marijac. J'ai eu la chance de passer une journée avec Marijac, il y a très longtemps, il était extrèmement vieux et il m'a beaucoup postillonné des morceaux de sandwich sur les chaussures, mais je suis certain qu'il aurait adoré l'album de Yann et Schwartz. Pourquoi j'aime tant Yann et Bravo? Parce que chacun d'eux est au sommet de la maîtrise de son langage. Chacun d'eux réussit ce prodige: s'adresser à tous, mais permettre un désossage, une lecture complexe, une vraie analyse sur son travail. Il me semble que la bande dessinée soi-disant avant-gardiste n'a rien produit qui donne autant matière à réflexion depuis quelques années. mettre en perspective le Spirou de Bravo et le Spirou de Yann, c'est l'occasion de se déterminer face à deux types de modernité, deux relations, très différentes, à la provo punk, deux façons post-modernes de jouer avec les souvenirs d'enfance.

Emile prend une grammaire ancienne et la met à l'épreuve de sentiments et d'intrigues complexes et actuelles.

Yann choisit avec un respect glaçant de faire revivre le squelette narratif d'albums ultra-classiques. Mais c'est un bombardement en règle car tout y devient grinçant, compris de l'intérieur, perverti et complexifié. J'aime ça. ce que j'aime chez Yann, contrairement à Bravo, c'est que Yann ne sait pas ce qu'il pense. Il ne sait pas où il veut nous entraîner. Emile veut nous expliquer des choses sur l'être humain et je suis content parce que je suis d'accord avec ce qu'il raconte. Yann c'est encore plus amusant, il va fouiller dans les parties les plus dégueulasses de sa mémoire et il met tout sur le papier et il a beau cacher ça sous une forme ancienne il faut être aveugle pour ne pas s'apercevoir qu'il nous laisse nous démerder avec des choses vraiment sales. J'adore ça. Depuis toujours, Yann, quoi qu'il en dise, ne sait pas ce qu'il pense du racisme. il ne sait pas ce qu'il pense des juifs et je crois qu'il se pose aussi beaucoup de questions sur la sexualité. Yann n'est pas du tout là pour nous faire la morale, il fait comme Hergé, comme Franquin, comme Jacobs, il prend toutes ses névroses les plus crades, il les cache sous une ligne claire, et il nous laisse nous débrouiller avec. J'adore ça. Bravo.

Paut-être que parfois Yann désespère. Il s'imagine peut-être que personne ne veut fouiller là-dedans et qu'il aura simplement affaire à la lecture superficielle d'amateurs de graphisme. J'aimerais qu'on le lise avec plus de sérieux, avec plus de perspicacité et de perversion. Parce que Yann est un auteur important. Bien avant Michel Houellebecq, bien avant OSS117, il nous a mis le nez dans des choses pourries et délicieuses. J'aime Yann. J'aime ses choix, ses ambiguïtés et le jeu dangereux auquel il joue depuis vingt ans.

Bravo choisit de nous expliquer les choses. Il met en scène des personnages, les met en difficulté, il nous laisse déméler l'intrigue mais on termine son livre plein d'amour pour son héros, pour le monde, on se dit qu'on voit bien la bêtise du monde et qu'heureusement nous sommes plus intelligents grâce à son livre.
Yann préfère nous laisser entrevoir ses propres fêlures, ses fascinations moches, et nous laisser faire le tri. On ferme son livre avec un drôle de goût en bouche. C'est vraiment subversif mais Yann sait qu'il ne fait pas tout exprès, que beaucoup de choses sortent malgré lui. Parfois il est infect et ne s'en rend pas compte. Quand un personnage des Innommables dézinguait un bonhomme à gros nez et disait "l'ignoble petit juif" on était dans du drôle, du conscient, et dans une préfiguration d'OSS117. C'était formidable. Mais quand Spirou entre par hasard dans une mansarde, qu'il y croise une Anne Franck qui même recluse arbore son étoile jaune, sous une poitrine naissante, et quand elle supplie Spirou de lui donner un baiser où sommes nous? Nous sommes dans un moment qui combine de façon abominable une vision caricaturale de la femme, de l'amour, des juifs, de la déportation et de l'éveil des sens. C'est dans un moment comme celui-là qu'on a le sentiment de toucher du doigt un vrai antisémitisme.Dans cette scène nous ne sommes plus dans le huitième degré. Nous sommes face à un grand auteur qui n'a jamais su quoi faire ni des juifs ni des femmes et qui nous l'avoue sans même se rendre compte de l'énormité de ce qu'il met en page. Comment le pinceau de Schwartz ne lui tombe-t-il pas des mains quand il dessine ça c'est une autre question, mais voilà, il reste ça sur une page: Spirou qui donne un baiser à Anne Frank et s'en va en courant. J'adore que Yann laisse échapper ce genre de moment vulgaire et bête et mal maîtrisé. Il passe dans cette page du statut d'auteur au rôle de cas clinique. Il faut être très fort, très courageux et très maître de son écriture pour laisser entrevoir ça. Il nous montre ça. Et on se débrouille avec.

J'aime le livre de Yann parce que sous la ligne claire il contient une autocritique sanguinaire, puisque c'est l'autocritique de Yann.

Je ne sais pas si Emile Bravo s'en prend à lui-même dans son livre. Oui sans doute puisqu'il se voit en ingénu.
Dans les deux cas, j'ai eu le sentiment d'avoir en mains des albums importants. je crois qu'on relira ces deux albums encore longtemps, en se disant qu'ils étaient symptomatiques du regard que la bande dessinées des années 2000 portait sur l'histoire, sur l'humanisme et sur l'histoire des bandes dessinées.

Dans les deux cas il s'agit d'albums complexes. Je crois que ces deux livres méritent une lecture sérieuse, une analyse, un regard ouvert.


A titre personnel, j'aimerais dire à Yann, à Schwartz et à Emile Bravo que leurs albums me donnent envie d'écrire, me donnent envie de dessiner. Il faut se méfier des livres qu'on dépeint comme avant gardistes ou intelligents uniquement parce qu'ils parlent d'aujourd'hui, ou parce qu'ils sont en noir et blanc, ou parce qu'ils sont publiés dans un label qui a les faveurs des prescripteurs. Je crois que le Spirou de Yann et Schwartz, et le Spirou d'Emile Bravo, méritent d'être lus avec attention.
Sans ça je redessine beaucoup. Vous verrez bien.

Joann

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