Source du9
Chronique de Jeanine Floreani en Juin 2008
... Heureusement, Émile Bravo m’a rassurée. Grâce à son Spirou, j’ai même compris le mystère qui fondait, à
mes yeux, la grandeur de ces icônes de papier. Si Tintin, Astérix, Gaston et Spirou,
m’étaient inoubliables, c’était probablement parce qu’à un moment un
auteur de bande dessinée s’était impudemment dénudé à travers eux
(comme certains réalisateurs se mettent à nu à travers un acteur
fétiche). Aujourd’hui encore, je n’apprécie pas tant les
Gaston pour leur humour que pour l’étrange sentiment d’y deviner la détresse d’un auteur incertain d’être utile à la société.
Ces héros étaient habités, c’était l’évidence, cela les avait même
distingués de la masse des gros nez. Et pourtant, par certains aspects,
on pourrait croire à un secret bien gardé. Sinon,
pourquoi fut-ce des hommes d’entretien chargés d’arroser les
plantes, et non de véritables locataires venus réinvestir l’espace, que
les éditeurs s’en allèrent engager une fois le premier
propriétaire parti ?
La
reprise d’Emile Bravo va donc marquer une rupture. Lui n’est pas venu
faire l’entretien mais habiter le personnage. Et comme tout
nouveau locataire, il commence par repeindre les murs et changer la
moquette. On mesure ainsi à quel point Bravo fut toujours le fils
d’Hergé, et non de Franquin (bien que de cela on se doutait
pas mal depuis les premiers épisodes de Jules).
Adieu château de Champignac et autres terres féeriques. Ici, c’est
la très historique menace de la seconde guerre mondiale et de la Pologne
prise dans l’étau des fronts nazi et russe qui font
office de décor. Adieu, aussi, le fantastique à tombeau ouvert. Si
Spip l’écureuil menace à tout moment de prendre la parole, il ne le fait
jamais, à l’exception d’un cauchemar et de la pirouette
finale où les animaux certes communiquent, mais uniquement entre eux
(et il faut en voir la conséquence). Comme dans Tintin,
l’ouverture vers le merveilleux n’est, au mieux, qu’un
leurre, au pire, un début de brèche toujours raccrochée à la réalité
par le biais de croyances (le Yeti ou les extra-terrestres).
C’est de plain-pied dans notre monde, mieux encore dans son
commentaire (la division de la Belgique en l’occurrence), que Spirou
veut désormais prendre place.
Cet
album est donc celui de l’emménagement. D’un côté, on perçoit toujours
l’héritage de Franquin, architecture originelle incarnée
par Fantasio, sympatoche et potache, déconnecté de la pensée et prêt
à tout pour vivre une aventure. Et, de l’autre, on note l’arrivée de
Bravo, petite soubrette d’origine polonaise et première
amoureuse de Spirou, qui repeint sur son passage les murs de cet
univers à grands coups de conscience. Enfin, et surtout, par-delà la
conscience politique, s’infliltrent dans le costume de groom
les angoisses qui étreignent ce nouvel auteur et sa vision de
l’héroïsme, insufflant à Spirou cette dimension intime qui lui manquait
cruellement depuis le départ de Franquin.
Spirou dérive ainsi vers l’archétype du héros à la « Emile Bravo »,
(c’est-à-dire précisément l’inverse de ce qui faisait auparavant de lui
un héros classique). Comme Jules, Spirou ne
fait rien de bien extraordinaire, il apprend. Sa seule aptitude
héroïque est celle de l’orphelin, se chercher des professeurs et des
maîtres, comprenez des pères de substitution, qui l’aideront à
construire sa pensée et frayer son chemin.
La question de « l’héritage intellectuel », corollaire inévitable
d’une vision du héros totalement dépendant de son éducation, se pose
ainsi de nouveau, comme elle se posait déjà dans
la série des Jules ou le roman illustré C’était la guerre mondiale.
Ici, les enfants se chamaillent en brandissant les opinions politiques
de leurs pères, Jules se place en
porte-à-faux vis-à-vis du sien, et Bravo, en tant qu’auteur, de
Jules à Spirou, de revendiquer la ligne claire tout en questionnant
toujours, dans un même mouvement, certaines de ces facettes. Le
voilà donc parti aux origines de la bande dessinée franco-belge pour
y planter une dérivation, une nouvelle voie à emprunter d’autant plus
qu’elle fut inexplorée jusqu’alors.
Voilà donc le programme du Spirou
nouvel âge, groom concerné par le monde, décidé à poursuivre le combat
mais à sa manière.
Enfin, plus que tout, on aura assisté à la réincarnation du
personnage, réinvesti d’une âme, à la recherche d’une épaule familière
où se construire, d’un environnement humain pour meubler son
vide affectif. Et lorsqu’un héros animé par la quête d’un père
ressuscite chez l’adulte le désir de replonger en enfance, c’est qu’il a
réussi sa mission au delà de toute espérance.
Si vous souhaitez lire la suite c'est ICI
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire