Ne dites pas à Émile Bravo qu'il
est dessinateur de bande
dessinée. Parlez de lui comme d'un auteur, d'un écrivain graphique,
voire d'un romancier dessinant, mais d'un simple dessinateur, niet ! Le terme est à la fois trop réducteur et trop
référencé à ses oreilles. "Désolé, mais la BD ce n'est pas du dessin, explique-t-il. Le dessin n'est que la partie artisanale de ce métier. Savoir dessiner ne suffit pas pour être
auteur de BD. Il en est de même en littérature : savoir écrire fait-il de vous un écrivain ?" Peu importe si le propos a un air de déjà-vu.
Emile Bravo est intarissable sur le sujet, et n'a pas son pareil pour fustiger l'engeance des purs dessinateurs, ceux dont la
virtuosité fait s'ébaubir les fans sur les salons. "Ils font
tout pour ne pas perdre le pouvoir de fascination qu'ils exercent sur
les gens. On se croirait au Moyen Age, quand ceux qui
savaient lire et écrire avaient le pouvoir sur les autres."
Ceci
posé, Emile Bravo aime dessiner. Il aime autant, si ce n'est plus,
écrire. Et pratique tout cela avec un talent que le public et
la critique saluent unanimement. Sorti en avril 2008, son Spirou, le journal d'un ingénu
(éd. Dupuis) n'a pas quitté les gondoles des librairies, et flirte
aujourd'hui avec les 80 000
exemplaires vendus. Un succès qui doit bien sûr beaucoup à la
notoriété du personnage emprunté (Spirou) et au bouche-à-oreille dont a
bénéficié l'album, mais aussi à la réputation de...
dessinateur qui escorte Bravo depuis un certain temps.
L'invité
d'honneur du festival BD à Bastia (du 2 au 5 avril) est généralement
présenté comme l'un des héritiers les plus doués de la
ligne claire franco-belge (trait noir, contours d'épaisseur
régulière, couleurs en aplats...). Depuis Yves Chaland, mort
dans un accident de voiture en 1990, rarement auteur avait rallié
autant de suffrages parmi les inconditionnels de ce langage graphique
porté aux nues par Hergé.
Une
petite précision, cependant. Plus les années passent, et plus la ligne
claire d'Emile Bravo perd de sa clarté. A ses débuts, son
pinceau n'avait qu'une idée fixe : réaliser les pleins et déliés les
plus parfaits qui soient. L'obsession pouvait le pousser à réaliser
l'encrage sur un papier calque posé au-dessus des
crayonnés. C'est en côtoyant d'autres auteurs réunis dans un atelier
de la place des Vosges au milieu des années 1990 que ce Parisien né en
1964 a commencé à prendre ses distances avec les codes
de la ligne claire.
Le contact des Joann Sfar, Emmanuel Guibert et Christophe
Blain l'a en quelque sorte affranchi des contraintes existantes : "Quelle liberté ils avaient ! C'est en les voyant
faire que j'ai pu me lâcher." La technologie est venue
accompagner la mutation. Bravo utilise désormais un feutre pinceau dont
il remplit à peine le réservoir, de telle sorte que l'encre
crachée par l'ustensile s'étale de manière charbonneuse, faisant
ressortir le grain du papier.
Alors,
claire ou pas claire, cette damnée ligne ? L'affaire ferait une belle
jambe à l'intéressé si celui-ci ne revendiquait pas un
certain académisme. "Mon souci est de m'adresser au plus grand
nombre de lecteurs. C'est pour cela que j'adopte des codes graphiques
connus de tous. Tout le monde a lu au moins un Tintin une
fois dans sa vie. Il faut savoir que, pour Hergé, la ligne claire
n'a jamais répondu à une définition graphique, mais a toujours été un
genre narratif dont la vocation est de mettre le dessin au
service de l'histoire." Captiver son lecteur, ne jamais faire baisser son attention : tel serait finalement le seul credo de Bravo. "L'important, chez lui, est vraiment l'efficacité du
récit, confirme Benoît Fripiat, son éditeur chez Dupuis. La
BD sort actuellement d'une période où les auteurs
et les éditeurs se sont beaucoup concentrés sur l'aspect graphique.
On avait oublié qu'il fallait aussi raconter des histoires. Le succès
d'Emile nous renvoie aujourd'hui à cette
évidence."
L'efficacité,
donc. Mais le refus de la mièvrerie également. S'il surnage aujourd'hui
au milieu de l'abondante production d'albums
pour jeunesse, c'est aussi que ce fils de réfugié espagnol (prénommé
Emilio) a doté ses personnages d'une épaisseur psychologique peu
commune. Grands ou petits, ceux-ci doutent, s'angoissent,
tombent amoureux, se posent des questions métaphysiques, développent
une conscience politique... Son Spirou est un modèle du genre.
L'histoire se déroule en 1939. Encore adolescent, en pleine
"révélation de soi", le petit groom est à l'aube d'un traumatisme
personnel profond. L'imminence de la guerre s'apprête à le transformer
en adulte féru d'humanisme. Présenté ainsi, le scénario
peut sembler bien grave pour une BD jeunesse. Tout le contraire,
nous démontre sur 63 planches Emile Bravo, dont la référence absolue en
la matière est Maus, d'Art
Spiegelman. "Un livre qui, tout en nous parlant de l'horreur (la Shoah), est aussi bien lisible par les adultes et
les enfants."
Afin de
se mettre à hauteur de ses lecteurs les plus jeunes, Spiegelman avait
utilisé la technique de l'anthropomorphisation en
remplaçant les êtres humains par des souris. Bravo, lui, truffe ses
récits de rebondissements et de gags, dans la pure tradition
franco-belge, mais aussi par goût pour le divertissement. On n'est
pas pour rien fan de Lubitsch et de Monicelli. "Émile passait beaucoup de temps à détendre l'atmosphère à l'atelier des Vosges, se souvient Emmanuel Guibert. Cet humour naturel est
aujourd'hui tangible dans son œuvre, tout comme l'ensemble des questions graves qui y apparaissent."
Un
grand raconteur, en somme, qui faillit bien ne jamais le devenir. La BD
n'a jamais été une vocation chez ce titulaire d'un bac E
qui se destinait à embrasser mollement la carrière d'ingénieur.
Voyant les dessins qui noircissaient les marges de ses cahiers, un
copain lui dit un jour : "Tu devrais faire de la BD."
"Je n'y avais jamais pensé", se souvient l'autodidacte. Ses
parents ne s'opposeront pas au projet. Surtout pas son père -
dessinateur à ses heures - qui lui lisait des albums quand il
était petit et riait des passages que lui ne comprenait pas.
Son ambition n'est pas ailleurs aujourd'hui. "Créer
de la complicité intergénérationnelle. La BD est un mode d'écriture fait
pour
les enfants. Je n'arrive pas à me dissocier de cette idée. Je lui
attribue les mêmes vertus qu'au conte : apporter le doute chez l'enfant,
le préparer à l'âge adulte", développe ce quadra,
dont le paradoxe est de ne pas avoir de descendance et de ne pas en souhaiter. "Pour cause d'immaturité", affecte-t-il d'expliquer.
L'album auquel il travaille actuellement est une histoire de Jules, son héros adolescent abandonné en 2006 sur des questions
existentielles autour de Dieu et de la paternité. Le suivant sera un Spirou : "Mais à condition que je trouve une bonne idée de scénario. Si je n'ai rien à dire, je ne vais pas ramener ma
fraise, non ?" Comme disent les jeunes : c'est clair.
Source : Le Monde
Article de Frédéric Potet dans Le Monde, du 02.04.2009
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